mercredi 9 avril 2008

Je(u) de soi : le rapport d'étonnement de Francis Jaureguiberry

Francis Jauréguiberry : Sylvie Le Bars nous disait qu’au départ, ça lui avait coûté de se dévoiler, que ça avait été dur pour elle de mettre des photos en ligne. Alors qu'est-ce qui t'a amené à faire ça Sylvie ? Tu es rentré là-dedans par le biais du travail, certes, mais qu'y a-t-il d'autre ? Qu'est-ce qui t’a motivé à faire un site personnel ? Même question pour Laurent. Tu nous as dit que tu avais créé une page perso pour, je vais vite, faire un deuil, accepter la disparition de ton ami en conservant sa mémoire, en publiant ses poèmes.

Dans les deux témoignages, on remarque qu'on se lance à faire un blog, à rendre public son vécu, ses réflexions, sans trop savoir pourquoi, et, qu’au départ au moins, ça coûte "un peu". Mais, qu’au fur et à mesure où l'on rentre dans l'expérience du blog, dans cet entre-deux privé-public, il se crée quelque chose de positif. Mais justement, qu'est-ce qui est "positif" ? La reconnaissance qui nous est fournie par les autres ? Le fait de pouvoir vivre ainsi des pans entiers de notre personnalité qui, dans le réel du quotidien ne sont pas forcément très atteignables ?

Visiblement, ce qu’apporte l'outil "magique" du blog, c'est qu'on peut :
1- habiter un personnage un peu décalé par rapport à notre position sociale, et aux rôles que nous impose notre statut.
2- donner vie à ce personnage en le donnant à voir ;
3- et, car sinon ça ne dure pas, recevoir un feedback.

L'expérience du blog est assez nouvelle. Si on regarde ce qui est généralement dit ou écrit sur les blogs, je suis frappé par le fait que l'essentiel des commentaires est plutôt craintif : les gens vont s'enfermer dans du virtuel, le fictionnel va les couper de la réalité, le fait de trouver son compte dans cette fiction va se traduire par un désengagement du citoyen. Les gens vont cesser de vouloir transformer le réel parce que, prenant leur pied dans le virtuel, ils vont être de plus en plus détachés du réel.
Autre point intéressant : le blogoblues que Laurent Gloagen évoquait. Il faudrait approfondir ça. Parce que le moment où j’ai senti le plus d’intimité dans son témoignage, c’est lorsqu’il nous a parlé de ce gros passage à vide. A-t-on le blues d'être drogué au virtuel ? Dans la vie « réelle », nous sommes constamment confronté à l’injonction de « réussir sa vie », à la nécessité de vivre « intensément », « pleinement ». L’individu contemporain se balade avec un idéal de soi gros « comme ça ». Et la plupart du temps, il mesure sous la forme d’une déception l’écart entre cet idéal de soi et le soi réel, celui qu’il habite dans le quotidien. Le fait de pouvoir vivre de façon décalé par rapport au soi réel, et plus en accord avec l’idéal de soi sur le web est sans doute une des motivations de l’exposition de soi sur Internet. Ou plutôt de l’exposition de ses soi. Tout ceci a vraiment à voir avec la construction identitaire. Si l'on veut être non pas quelqu'un d'autre que ce que notre position sociale nous impose mais en plus de cela, on voit que ce genre de pratique comble un déficit, est révélateur d’un manque, d’un besoin d’être dans toute sa richesse, y compris évidemment imaginaire.

Pour autant, il y a quelque chose de nouveau. Ce pan identitaire alternatif rencontre un écho et crée du lien. Il est construit dans la relation qui se noue avec les autres sous formes de commentaires et de réponses. On sait très bien que les blogs sans échos meurent très vite. Le « je » de la narration est constamment réécrit et réécrit avec les autres. Ces traces que l'on laisse ne sont pas uniquement individuelles, parce qu'il y a eu des réactions. Tout devient donc plus complexe. Cette scission entre intime et public devient plus floue. Est-ce que cette opposition a toujours du sens dans cet entre-deux qu'est le dialogue de soi se faisant avec les autres, dans une forme d'échange inédite ?

Pour Sylvie Le Bars, cela a une incidence direct dans la façon dont elle vit le « réel » : elle en est venu à vivre, nous a-t-elle dit, en pensant constamment « comment je vais parler de ce que je vis sur mon blog ? » Et elle dit même que cela enrichi ses expériences. Il y a comme un phénomène de vécu-réflexivité constant. C’est vraiment très intéressant : on vit des choses en pensant comment on va en parler, comment on va les transmettre. On ne vit plus les choses alors de la même façon et si on ne peut plus les transmettre, on ne les vit plus non plus de la même façon. En fait, je crois que tout cela, le fait de pouvoir faire partager de multiples pans de sa personnalité en plus des sois « officiels », le fait aussi de vivre des choses en pensant déjà à leur narration, etc. conduit à une complexification de la personnalité et par conséquent sollicite encore plus le petit travailleur infatigable qui doit mettre de l’ordre dans tout ça : le Je, le sujet. Et il ne faut pas croire que cela se construit sur du vent parce que sur Internet. Pas du tout, parce qu’en face, il y a aussi d’autres sujets, d’autres je à la recherche d’eux mêmes et qui ont envie de se construire dans la relation aux autres. Encore une fois, tout ceci est vraiment révélateur d’un immense besoin de lien, d’écoute et d’échange que la vie « réelle » ne comble pas.

Laurent Gloagen : Pourquoi j'ai repris (après le blogblues) ? Parce que je n'avais plus personne avec qui partager. Comme quand on va à une exposition ou qu'on regarde une émission de télévision et qu'on a envie d'en discuter. Le blog est devenu l'animateur de mon réseau social et a profondément bouleversé ma vie car je ne fréquente presque plus que des blogueurs. Ca m'a ouvert sur le monde. On est souvent prisonnier du milieu social d'où l'on vient, du milieu culturel ou professionnel où l'on vit. Avec cette pratique, on est en contact avec des gens de 18 ans ou de 77 ans. Je n'aurais jamais rencontré d'avocats à moins d'être justiciable. Les gens que j'ai rencontré m'ont transformé, m'ont fait évoluer. Ils m'ont transformé socialement, sociologiquement et ont transformé ma vie au quotidien.

Dominique Cardon : J'ai trouvé passionnant les deux témoignages. Mais je trouve qu'il y a une impudeur des riches et des pauvres. Ici, il y a une impudeur de riches, qui prend des chemins et des codes de gens réfléchis, dans l'air du temps des avant-gardes... Il y a une autre impudeur sur l'internet, mais est-ce la même ? C'est la photo de gamins ivres sur MySpace, ce sont les démonstrations de soi personnelles et qu'on juge souvent vulgaires. Il y a une frontière compliquée entre le vulgaire et les impudeurs classieuses. Alors qu'il y a quelque chose de commun entre les deux. La frontière de l'exposition de soi bouge, mais la tension culturelle reste.

Une personne : J'ai l'impression qu'il y a un côté "ré-engineering" du moi dans tout cela. On expose sa pudeur et des évènements de soi. Un système qui permet de lever des limitations, un parcours, un cheminement, un endroit où l'on tente des expériences. Mais il faut qu'on apprenne à gérer un processus d'échange.

Charles Nepote : Vous sentez-vous « meilleurs » ? Vous sentez-vous d'avoir progressé ?

Sylvie Le Bars : Non. Je ne me sens pas plus forte, ni plus grande. Transformée, si quand j'essaye un outil je me demande comment en parler, en étant par avance dans la transmission. En réfléchissant plus, en acquérant de la pédagogie. Cela force à une rigueur intellectuelle, probablement.

Jauréguiberry : Je travaille sur le sujet de l'ingéniérie de soi depuis quelques années. Je suis toujours étonné de la facilité dont les gens se mettent en scène sur leurs petits sites, souvent visités par très peu de personnes. Ce qu’elles cherchent c’est à capter l’attention des autres. Le feedback est fondamental. Une fois la notoriété acquise, les blogueurs se moquent du nombre de visites, préférant la qualité des réactions. En travaillant avec des internautes, au-delà du paraître, de ce qu'ils donnent à voir, ce qui m'a frappé, c'est une volonté d'être et de partager ce qu'ils étaient en train de faire. Cela crée de nouveaux univers dans leur vie, en dehors des univers contraints. Si l'on réfléchit à ces nouvelles facettes, à ces nouveaux soi que l'on construit, il y a à la fin une complexité plus grande de la personnalité, mais aussi une richesse plus grande. Comme si la vie était plus riche. Le sujet est réalimenté par ces nouvelles facettes de soi qui ont trouvé écho chez d’autres personnes jouant peut-être de leur côté d’autres facettes de ce qu’elles sont. Et c'est souvent très positif. Le virtuel c'est aussi ce qu'on imagine, une création, ce qu’on projette. Ce n’est pas seulement « ce qui n’est pas réel ». Le danger, évidemment, c’est de ne rencontrer aucun écho, de ne pas rencontrer d'autres sujets qui répondent.

Serge Proulx : Sylvie a montré que cette aventure avait été très positive.

Sylvie : ça a changé ma vie, mais pas moi. J'ai pas les mêmes amis, pas le même boulot depuis ces expériences.

Serge Proulx : Il y a quelques années, j'ai fait un travail sur la manière dont les philosophes et les sociologues utilisent le virtuel pour penser le social. Ils définissent le virtuel pour décrire le non-réel, mais aussi son symétrique, en définissant le virtuel comme le lieu idéal, là où l'on peut réaliser ce qu'on n'arrive pas à réaliser dans le quotidien. Sans compter l'hybridation qui donne une palette encore plus vaste à ces deux aspects.

Ces deux témoignages m'ont fait penser à Ecologica, le livre d'André Gorz, où il fait un bilan de son cheminement. Selon lui, l'idée majeure de sa trajectoire, c'est l'idée qu'on naît « sujet » et assez rapidement, avec la socialisation, on est trahit par le social (en référence à son premier ouvrage, la Trahison). Vos témoignages montrent qu'on peut aller contre la trahison.

Albertine Meunier, en tant qu'artiste a réalisé MyGoogleSearchHistory où elle publie toutes les recherches qu'elle fait sur internet. Un inventaire de ses recherches scénarisé. Cela révèle une facette de soi. L'identité artistique sert de filtre à la réalité, explique-t-elle. C'est un outil d'observation de Google pour se confronter à la façon dont on est regardé.

Montrer ses logs est parfois plus impudique que montrer ses fesses, réplique Laurent Gloagen. Il y a des aspects de ma vie dont je ne parle pas et ne parlerait pas !

Jauréguiberry : Si on n'avait que des réactions positives qui nous confortent dans nos fantasmes, alors oui, ça serait un jeu dangereux, car ce serait un espace coton, miroir de nos propres fantasmes. Les réactions négatives nous heurtent à la réalité et nous permettent de nous construire dans notre réalité de sujet.

Une personne : pour chercher des gens qui ont plus une expérience négative, il faut chercher des gens qui ont une moindre expérience, une moindre connaissance des outils.

Pour Serge Proulx, le mot clef, c'est la complexité. Internet est un dispositif d'espionnage. Google est une formidable machine à accumuler des données personnelles. Mais la réalité est complexe, est faite d'hybridation. Internet c'est à la fois le contrôle et la création.

Dominique Cardon : un sociologue Hollandais parlait du "contrôle du décontrôle". Il y a des compétences sociales et culturelles particulières pour contrôler et décontrôler dans des genres multiples. Je ne suis pas sûr qu'on puisse aussi facilement parler d'un "décontrolage contrôlé". Les transformations de soi viennent des manières diverses et brutales de se montrer d'une manière impudique. Quand on regarde MySpace on a une vision différente de ces espaces d'exposition de soit.

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