vendredi 3 octobre 2008

Elizabeth Rossé : Désir et addiction dans la médiation technologique

En quasi direct des Entretiens du nouveau monde industriel à Beaubourg. Retour sur quelques présentations.

Elizabeth Rossé est psychologue à l’Hôpital Mamottan, un hôpital dédié aux personnes toxicomanes, qui accueille depuis quelques années des personnes qui souffrent "d’addiction sans drogue" et notamment les joueurs de jeux vidéo. Bien sûr, il faut prendre le terme addiction avec beaucoup de prudence, rappelle-t-elle. Dans le cadre de son travail, elle a rencontré des "hardcore gamers", qui ont une relation passionnelle et addictive avec le jeu vidéo et notemment avec les MMORPG, les jeux de rôles en ligne massivement multijoueurs, dont World of Warcraft est la production emblêmatique (rassemblant plus de 10 millions de joueurs dans le monde).

Les mondes persistants sont plus addictifs que d’autres jeux explique-t-elle, car outre la qualité des graphismes et de l’univers où l’on s’immerge, nos ennemis et nos amis continuent de jouer même en nos absence. Autre élement "accrocheur", le regroupement de joueurs en guildes pour créer des stratégies, progresser, vaincre ses ennemis, trouver des objets, etc.

"En quoi le virtuel contribue à la construction créative de l’adolescent et à la deconstruction parallèle de la réalité indivuelle, affective, familale et sociale ?", s’interroge Elizabeth Rossé. Pour cela, elle fait appelle à Paul Ricoeur, qui dans Parcours de la reconnaissance, explique les facteurs qui la fonde et qu’elle extrapole aux jeux.

Depuis la fin des années 60, le développement des industries culturelles a créé la "standardisation des désirs", comme l’évoque Bernard Stiegler. Les jeunes assimillent plus ou moins volontairement ces standards. Pour les ados, tout semble avoir été déjà fait, déjà vu. D’où la fuite dans ces univers. Comme le disent les joueurs eux-mêmes, les jeux sont un échappatoire d’une réalité inquiétante et surtout ennuyeuse.L’enfermement dans le jeu, conduit les parents à se sentir dépassés et coupables des pratiques excessives de leurs enfants. L’affaiblissement des cadres traditionnels des relations individuelles, familiales et sociales est subvertit par de nouvelles formes de relations sociales, qu’attestent la vigueur des blogs et autres forums. C’est "la tribalisation" dont parlait Michel Mafessoli. Dans les jeux, les joueurs de jeux vidéos sont organisés en guildes où ils échangent intensément. Les relations verticales (intergénérationnelles) sont remplacées par des relations horizontales (la pression des pairs).

La "dilution de l’attente" ("tuer le temps") se fonde dans des expériences subjectives, des évènements, des histoires de vie singulières. Or la quête du sentiment de continuité (que sont les rites sociaux et familiaux) est devenu d’autant plus difficile que l’adolescence s’étend sur une quinzaine d’années désormais. Le statut d’adulte est défini par le travail. Seul son statut de consommateur donne à l’adolescent une identité sociale, mais ce n’est pas suffisant. La dimension narrative de l’identité définie par Ricoeur explique que l’individu intègre son histoire, que c’est le récit qui permet de construire son identité (identité narrative).

Dans les jeux vidéos, c’est l’avatar qui est le représentant du joueur dans le jeu : c’est le personnage qui permet de construire une médiation narrative. On se vit dans un état différent du quotien (personnages féminin, leaders de groupes, etc.). On est à la fois seul face à l’écran, tout en étant avec des milliers d’autres passionnés, par le même jeu (ce qui rend l’expérience dense, plus dense que l’expérience réelle). Ce qui est en jeu dans l’interaction dans les jeux - entre l’intime et l’extime, l’imposition de normes et l’exposition de leur transgression devant les autres pairs – construit alors un soi dont la multiplicité correspond à celle des "personna, des masques que l’on porte. A l’aide de leurs doubles, les joueurs s’inscrivent dans une temporalité qui les satisfait plus que celle du vide social (marqué plutôt par les attentes, la "dilution du temps").

L’adolescence correspond aussi à la maturité des corps. L’acceptation de ce corps changeant, déconcertant, les font se retrouver face à un corps dont ils se sentent ma à l’aise. Les TIC permettent de jouer de la distance nécessaire pour construire son intimité, sans mettre en jeu son corps : on peut quitter une conversation d’un simple clic. Pour les hardcore gamers, ces outils relationnels sont assurément un outils pour échapper au réel. "Ils construisent le rapport de soi dans un monde où tout est possible", explique la chercheuse. Les jeunes joueurs fuient la rencontre de l’autre et notamment la rencontre sexuelle. La rencontre du partenaire sexuel est à éviter. La mort est sous- médiatisée et le traitement médiatique de la sexualité est débordant. Dans le jeux, la sexualité est niée et la mort est réversible. A croire que l’addiction est la dernière ruse du désir, de l’énergie libidinale retardant son insertion dans la réalité, qu’aucune médiation technologique n’arrive à satisfaire ou à assouvir.

Avec internet se dessine l’intimité et l’extimité, explique Elizabeth Rossé. Pour appréhender les mondes virtuels, il faudrait pourtant qu’on évoque moins les jeux vidéos sous l’angle de la violence ou de la pathologie, mais plus comme des choses sérieuses.

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