samedi 4 octobre 2008

Pierre-Antoine Chardel : Nomadisme, contrôle et perte d’individuation

C’est un certain type d’identité qui est retenu dans l’opération d’identification, explique Pierre-Antoine Chardel, responsable du Groupe de recherche Ethique, technologies, organisations et société à l’Institut Télécom. Ces opérations sont nées avec l’anthropométrie policière et judiciaire. Le carnet anthropométrique fichait les individus nomades en décrivant leur profil "physique". Né à une époque où l’on craignait le péril errant, la part de l’imaginaire dans cette crainte était loin d’être absente : c’est le nomade, dans une société très stable, qui semble être un élément à risque.

L’anthropométrie mesurait l’individu dans son altérité la plus objectivable. La biométrie d’aujourd’hui suit une piste assez proche car elle consiste à transformer une caractéristique physique en une empreinte numérique. La différence, c’est que le suspect n’est plus un nomade ou étranger, mais nous tous. La différence aussi c’est qu’il permet de suivre les individus à la trace, permettant de mettre en mémoire la non seulement le profil d’un individu, mais aussi sa "dangerosité". La biométrie permet d’établir et d’encoder des caractéristiques stables et permanentes. C’est l’inertie du corps qui est utilisée contre un rempart aux stratégies de dissimulation.

Bien sûr, l’utilisation de la biométrie a suscité quelques réactions très vives, comme des réactions vives, comme le "Non au tatouage bio-politique" de Giorgio Agamben, qui explique que l’enjeu de la nouvelle relation bio-pollitique entre les citoyens et l’Etat que promettent les technologies biométriques, concerne l’inscription et le fichage de l’élément le plus privé et le plus incommunicable que nous ayons, à savoir la vie biologique de nos corps.

Avec ces technologies, le politique en est réduit à une pure et simple sphère de contrôle. En appliquant à tous les citoyens le dispositif permettant de repérer les classes dangereuses, tous les citoyens deviennent des classes dangereuses.

Alex Turck, président de la Cnil, a stigmatisé l’avènement d’une société de surveillance. Mais comment comprendre notre acceptabilité de ces systèmes ?

L’acceptabilité, explique Pierre-Antoine Chardel, est ce qui est acceptable, même si sa forme grammaticale est douteuse. Ce qui est inacceptable, impropre, peut être accepté dans une situation particulière. L’acceptabilité des technologies de contrôle, nous dit qu’il y a des situations qui rendent acceptables ce qui ne l’est pas de fait. Elle traduit la mise en application d’une tolérance circonstancielle.

La mise en place d’un appareil de contrôle socio-politique vient menacer les libertés individuelles, sous le couvert d’exigence de protection et de sécurité, disait Paul Virillo. La mise en place de systèmes d’identification répond à des situation de crise, qui servent de prétexte à des mesures sécuritaires, comme l’on été les attentats du 11 septembre.

Bien sûr, il y a - heureusement - un écart entre les possibilités technologiques du contrôle et leur efficacité.

Ce qui encercle le développement des technologies sécuritaires, repose aussi sur l’insécurité socio-économique. Les opinions publiques privilégient la sécurité sociale et professionnelle : plus l’insécurité sociale est grande et plus la demande de sécurité est forte. Cela ressemble à un transfert d’angoisse. A l’heure de la mobilité exhaltée, de la mondialisation, ou les moyens technologiques fluidifient les relations : les revendications identitaires s’exacerbent. André Gorz ou Bernard Stiegler ont rappelé le rôle des productions industrielles dans ce phénomène.

Le risque n’est-il pas de voir des dimensions sécurisantes, réconfortantes, devenir une norme susceptible de s’appliquer à tout les rapports sociaux ? L’accoutumance à des dispositifs inoffensifs (comme l’usage de la biométrie pour ouvrir un ordinateur), ne nous accoutume-t-il pas aux technologies de contrôle ? Et de Pierre-Antoine Chardel de s’interroger sur cette acceptabilité qui s’appuient sur la quotidienneté. "Est-ce que cette acceptabilité est une pure affaire de servitude volontaire ?"

L’entreprise est un lieu de contrainte qui induit des situations de subordination, rappelle-t-il. Le salarié est soumis au contrôle de son employeur. Les récentes mutations du travail nécessitent une prise en compte plus vaste de l’autonomie, mais les technologies conviviales (comme Facebook ou les technologies mobiles d’aujourd’hui) ont tendance à nous trahir. Elles ont tendance à dimuner l’autonomie et à accentuer les contrôles hiérarchiques plutôt que le contraire.

L’acceptabilité est également facilité par la dématérialisation et l’invisibilité des dispositifs qui sont moins contraignants que les contrôles physiques et matérialisés.

"Mais pourquoi y’a-t-il si peu de vigilance, de réflexion critique autour des technologies de contrôle ?" Pourquoi les contrôles sont-ils normalisés, acceptables et acceptés, notamment dans le cadre professionnel. Pour 63 % des cadres, le contrôle est légitime si les personnes controlées sont informées, répondent-ils. Les enjeux éthiques des TIC, seront en grande partie liée à ces contradictions. Il nous faut mieux évaluer ce nouveau risque, dans le cadre de la responsabilité sociale de l’entreprise. La responsabilité n’a de valeur que dans l’autonomie, et la liberté est la valeur fondemmentale de l’éthique disait Foucault. Encore faudrait-il que ces systèmes nous permettent de nous en souvenir.

"Les techniques de contrôles, peuvent-elles avoir une action pharmacologique ?", s’interroge encore le chercheur, avec un semblant d’espoir. Oui, le téléphone mobile produit une perte d’inviduation, car elle façonne le comportement des individus. Le problème des dispositifs ne se réduit pas à leur bon ou mauvais usage, car en fait, les technologies ne proposent pas d’autres possibilité que la soumission et la perte de soi. Nous sommes obligés de les utiliser. Mais est-ce que cette perte n’est pas mêlée d’un désir d’être autrement ?

Peut-être faut-il regarder du côté des artistes ou de la psychanalyse pour mieux comprendre notre désir "d’être envahit par ces technologies envahissantes". Le fait de sentir et de se sentir dans un système technologique, n’est-il pas une manière de retrouver des repères, d’être identifié dans une société de plus en plus incertaine ? La perte d’inviduation ne traduit-elle pas plutôt des processus complexes de ré-individuation ?

Bien sûr, la perte d’individuation n’a rien d’évident car un individu ne se résume pas à ses traces objectives, retenues par la biométrie, Facebook ou Google. "Ces traces sont de nous, mais ne sont pas nous." C’est un langage qui manque ce qu’il y a d’irréductible dans l’être, comme le disait Maurice Blanchot. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut minimiser cette réduction.

Les systèmes de classification et de nomination, ne doivent pas nous empêcher d’arriver à un "devenir normade" qu’évoquaient Félix Guattari et Gilles Deleuze, c’est-à-dire de pouvoir s’inventer en permanncene et introduire du jeu dans les technologies. Une part de l’individuation doit inventer, déjouer les procesus de controle, introduire de la créativité dans des technologies qui ne sont pas incontournables. Même dans la perfection du code, il y a toujours des renversements possibles...

"Si je crois qu’il est toujours possible de confronter la société de contrôle à ses propres impasses, il est nécessaire de préserver de l’intérieur des singularités, des subjectivités qui vont imposer la réflexivité à cette société de contrôle", conclut Pierre-Antoine Chardel. Seule la préservation des sensibilités pourra produire des lignes de fuite dans notre société hyperindustrielle, pour développer une écologie sociale qui est encore à inventer.

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