Chris Luebkeman, directeur de la prospective globale du cabinet d'architectes britannique Arup (Royaume-Uni), se définit comme un "occupant d'espaces entre différentes disciplines". D'autres le considèrent comme l'un des plus importants prospectivistes du moment, dans un des cabinets les plus en vogue : engagé dans plusieurs méga-projets emblématiques (dont la nouvelle ville coréenne de New Songdo, la ville écologique chinoise de Dongtan ou encore le fameux "nid d'oiseau", le stade olympique de Pékin), il emploie 10 500 personnes dans le monde !
Son intervention, en introduction de ces trois jours de la plus grande conférence mondiale sur le vieillissement, visait à situer ce "design" que les concepteurs du programme avaient cette année accolé à "vieillissement", ce qui ne va pas aujourd'hui de soi, tant du côté des designers que des spécialistes des marchés "seniors".
La nouvelle place du design
Qu'est-ce que le design ? En anglais, le terme est équivalent à "concevoir". C'est, pour Luebkeman, l'acte conscient de façonner notre environnement pour nous permettre d'y vivre. Le design peut être perçu comme un produit, mais aussi comme un processus – et le chemin peut être beaucoup plus intéressant que le résultat.Le design n'a donc, bien évidemment, pas une simple fonction esthétique. Son rôle est au fond de résoudre des problèmes humains. Il associe notre corps, notre cœur (notre structure de croyances) et notre tête (notre raison) – mais le corps est essentiel.
De plus en plus présent dans la conception d'objets et d'espaces, le design change peu à peu de place. Il remonte dans la chaine de décision des entreprises, dans la chaine de l'innovation où il ne joue plus un simple rôle d'habillage. Il s'étend des objets aux espaces et aux services, voire aux relations. Et il incorpore des préoccupations globales, sociales et écologiques notamment.
Personne n'a la clé du design. Il faut apprendre à faire émerger des idées nouvelles de la combinaison des idées de multiples personnes, pas seulement d'"experts". Le design d'aujourd'hui est un processus itératif, plus seulement le résultat d'un processus linéaire. Il n'y a pas de bonne ou mauvaise réponse en design, seulement des conséquences de nos décisions.
Le monde tel qu'il vieillit
Ce design comme principe organisateur de l'innovation s'applique à un monde dont les grandes tendances d'évolution commencent à être bien connues. Pour n'en citer que quelques-unes qui ont une pertinence vis-à-vis du vieillissement :- Nous sommes un monde urbain désormais, et qui le sera de plus en plus. D'ici à 2050, 600 millions de Chinois migreront dans des villes ! C'est une transformation majeure, qui exige la création d'infrastructures entièrement neuves à un rythme jamais atteint.
- Nos ressources en pétrole sont limitées alors que le besoin de pétrole croît. Rappelons-nous par ailleurs que le pétrole ne sert pas seulement à fournir de l'énergie, on en a besoin par exemple pour produire du plastique.
- Le vieillissement est un phénomène planétaire mais très variable au plan local. La Turquie rajeunit, par exemple.
Quelques aperçus de la rencontre du vieillissement et du design
Le vieillissement change beaucoup de choses, à commencer par le design des espaces. L'accessibilité et la sécurité de ces espaces est une chose, mais il y en a d'autres : à titre d'exemple, un tiers des foyers européens ne comptent qu'un seul membre.Par ailleurs, l'une des clés d'un vieillissement autonome, "gracieux" (graceful), est la connectivité aux autres, famille, amis, collègues, adhérents des mêmes associations, professionnels, etc. Designer la connectivité devient un sujet clé : connectivité intergénérationnelle, connectivité contre l'isolement.
Ces évolutions constituent des opportunités à saisir.
La première manière de le faire s'organise autour de l'idée de "design universel", qu'il définit comme "le design de produits et services grand public de telle manière qu'ils soient accessibles et utilisables par des personnes dotées de capacités et placées dans des situations les plus diverses, sans avoir besoin d'adaptations particulières."
La seconde opportunité est d'étendre l'intervention du design à des activités qui y échappaient encore :
- Les espaces publics, à la fois intentionnels (typiquement construits pas une collectivité territoriale) et non intentionnels (réappropriés comme tels), mais que l'on peut ensuite vouloir à la fois réguler et développer. Il s'agit de travailler sur son accessibilité, mais aussi sur ses fonctions, sa flexibilité, etc.
- Les rituels quotidiens (la toilette, le shopping…), pour rendre la normalité facile.
- La mobilité urbaine, qui devient l'un des sujets les plus importants de l'avenir urbain, une condition d'accès aux opportunités de la ville. Il faut vivre avec un sens positif de la mobilité urbaine. Et cela inclut aujourd'hui la question de l'accessibilité. Luebkeman cite l'exemple de déambulateurs-sacs de courses.
Le design raconte aussi une histoire, celle de nos désirs
Il y a deux vecteurs au changement : le besoin et le désir. Le design est à l’interface des deux. S’il doit répondre aux besoins, il doit le faire en tenant compte des désirs et des aspirations de chacun. Par exemple, la santé est un besoin mais le désir aujourd’hui c’est le bien être ; se nourrir pour vivre est un besoin mais manger de façon équilibrée est un désir. Vivre sous un toit sain est un besoin, qu’il ressemble à un château est un désir. Ce qui est important c’est raconter une histoire, notre histoire à chacun et à tous. Quand on parle de facilité ou d’accès facilité, de quoi parle-t-on ? C’est une notion qui a changé. Qu’est ce qui sera plus facile pour un adolescent de demain ?L'autre rencontre, celle du design et du "durable"
Le design est la chorégraphie de nos vies quotidiennes. Il organise et esthétise une danse à la fois personnelle et collective.Appliquée à la ville, cette image dit d'abord que la fonction du design est d'y favoriser la connectivité. Mais aussi d'accompagner la ville durable.
Que signifie le design "énergétiquement neutre" pour les populations vieillissantes ? ARUP construit 70 quartiers et villes durables dans le monde. Les écocités devront devenir plus denses. Les hauteurs devront éviter d'être excessives. Il faudra réduire les émissions des véhicules car les personnes âgées ne supporteront pas la pollution des grandes métropoles.
Il faudra aussi redéfinir des formes de proximité. Luebkeman propose ainsi en conclusion le concept de "villages", au sein desquels nous vivons dans l'interdépendance avec les autres, mais qui ne sont pas nécessairement des villages traditionnels : ils peuvent être virtuels, interconnectés, multiples… mais il faut penser en termes de villages.
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